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    Les Français ont bien sûr été les premiers à défricher les amours virtuelles grâce au Minitel.
    Et pourtant, la télématique avait commencé sérieusement. Conçu par des ingénieurs pour accéder à des bases de données, le Minitel s'est rapidement converti en outil de drague. Josiane Jouët, sociologue et auteur de l'Amour sur Minitel nous parle de ses recherches sur ce nouveau jeu de l'amour et du hasard et du bal masqué... C'est passionnant !

    Josiane Jouët, sociologue et auteur de l'Amour sur Minitel, nous parle de ses recherches.

     

    Cela n'existais pas au Québec et je ne sais pas si, au début du Minitel, les gens sont allés chercher tout de suite une relation amoureuse. Ils ont tout d'abord été attirés par le fait d'aller à la rencontre d'inconnus.
    Mais très rapidement, dans ces dialogues conviviaux, des relations amoureuses sont apparues. Finalement, dès qu'une nouvelle technique apparaît, c'est le sexe qui surgit comme contenu. C'était le cas des premières cartes postales où apparaissaient des images un peu érotiques qui choquaient aussi beaucoup les gens à l'époque. Avec la Lanterne Magique, au début de l'image animée, il existait aussi beaucoup de petites séquences érotiques. Pareil avec le cd-rom aujourd'hui...

    Ce qui est tout à fait novateur par le biais du canal télématique, c'est une communication anonyme et interactive qui va permettre de mettre en relation les sexes, c'est un nouveau protocole de rencontre.

    Ce qui fascine, c'est que l'on va pouvoir rencontrer des inconnus, que vous n'allez pas pouvoir rencontrer dans les modes de sociabilité ordinaires, dans l'espace public, disons physique. Les individus vont rentrer sur des réseaux immatériels pour rencontre des inconnus. Et là, il y a une palette d'individus extrêmement variés, d'horizons sociaux extrêmement différents, qui vont pouvoir être mis en relation et c'est ça cela qui fascine.

    C'est donc à la fois un nouveau protocole de site de rencontre sérieux Québécois et une nouvelle forme de jeu amoureux. Finalement, les messageries conviviales sont une remise en scène du jeu de l'amour et du hasard: vous ne savez pas sur qui vous tombez.

    Comme vous savez que c'est l'anonymat, vous rentrez sur la messagerie en prenant un pseudonyme. Ce pseudonyme est à la fois une façon de se présenter, de se dévoiler et une façon de se cacher. Le pseudonyme est un marqueur, un marqueur d'identité qui n'est jamais neutre.

    On peut aussi entrer sur les messageries avec plusieurs pseudonymes et jouer plusieurs identités. C'est donc un nouveau jeu amoureux qui, finalement, est un jeu d'identité. Identité de soi-même et identité de l'autre. Il est d'ailleurs significatif qu'une grande partie des échanges consistent à savoir qui est l'autre.

    C'est un jeu fantasmatique dont les ressorts sont effectivement l'anonymat. C'est une forme de bal masqué, la différence étant que dans un bal masqué on cache son visage, on se travestit. Sur les messageries conviviales, on se travestit aussi, mais on se travestit avec des mots. C'est une nouvelle forme de code, de langage amoureux qui passe par les mots.

    Ce qui est tout à fait novateur et étonnant c'est la réhabilitation de l'écrit. On dit beaucoup que l'écrit, les lettres amoureuses traditionnelles etc... se font beaucoup plus rares qu'autrefois puisqu'il y a le téléphone. De plus, cette réhabilitationde l'écrit va entraîner de nouvelles formes d'écriture télématique. Finalement, l'écrit joue un rôle essentiel, puisque le ressort de la séduction repose sur la magie des mots.

    C'est donc à travers cette communication immatérielle, que l'on parle essentiellement du corps!
    L'imaginaire est fondamental. Il est intéressant de voir que l'on va emprunter le canal télématique, une technique rationnelle pour exprimer des fantasmes, des pulsions extrêmement fortes. Et là, cette communication dématérialisée va donner l'occasion d'exprimer les désirs les plus fous. Tout est dans l'imaginaire.

    Les démarches des individus sont extrêmement différentes. Pour un grand nombre de personne le but n'est pas de rencontrer un interlocuteur. Le plaisir provient essentiellement de l'usage ludique, du jeu de masque, d'identité. La séduction est limitée par l'éphémère du branchement.Le plaisir est là. Le plaisir est dans cette transgression.

    Un des grands ressorts de la messagerie, c'est finalement la transgression des conventions sociales. La possibilité de tout dire, de tout se dire, complètement, à l'abri du regard des autres puisque vous restez toujours dans l'anonymat.

    Néanmoins, beaucoup d'entre eux essayent de rencontrer l'autre. Au début, on pensait qu'il y avait peu de rencontres. En fait, beaucoup se rencontrent.

    Que se passe-t-il alors ? Souvent, il y a une sorte de désillusion sévère étant donné que l'autre s'est affublé de qualités, d'un personnage qu'il n'est pas nécessairement. La rencontre visuelle est parfois source de grosses déceptions. Là, on peut penser qu'il y a eu duperie et tromperie, n'est-ce-pas ?

    En fait, parfois, la rencontre se passe très bien. En particulier pour les individus qui recherchent essentiellement des rapports sexuels. Pour les individus qui sont en quête d'une relation affective plus forte, la désillusion est souvent plus importante. Alors pourquoi ?

    Le rôle de la télématique, le rôle de la technique, n'est pas neutre, et très souvent on ne se rencontre pas après le premier dialogue. Il y a toute une cour qui se fait aussi sur minitel.

    Il arrive que des individus aient dialogué plusieurs soirées de suite, parfois même assez longtemps avant de se rencontrer, le désir est presque trop provoqué. Il s'est déjà pratiquement épuisé dans l'échange télématique. A partir du moment où ces personnes se rencontrent, le fantasme ne répond plus du tout à la réalité.

    On ne peut pas dire pour autant qu'il n'y ait pas eu de relation amoureuse sur un site de rencontre qui se soit nouée sur minitel. Il y en a eu certain nombre, les journaux en ont bien évidemment parlé: ces cas de couples qui se sont marié, qui ont établi des familles ou des relations amoureuses un peu durables, mais ce n'est pas la majorité.

    La différence est absolument énorme, puisque finalement la relation amoureuse sur les messageries conviviales est une relation sur écran. C'est donc finalement le protocole technique qui fait toute la différence avec une relation amoureuse physique. Le minitel est le prolongement d'une autre technique qui est le réseau téléphonique.

    La cour est un des ressorts du jeu amoureux. C'est un des fondements de la séduction et tout le monde en a besoin pour séduire et être séduit. Donc la cour existe également sur les messageries. C'est une cour tout à fait particulière, puisque vous rentrez sur un réseau, vous allez vous-même vous présenter, séduire par un pseudonyme, parfois parce qu'on appelle un CV, une carte de visite... où on va se présenter. Cette façon de se présenter est tout à fait différente.

    Vous allez aussi bien avoir des descriptifs extrêmement précis du type de recherche qui est le vôtre, mais vous avez également des pseudonymes extrêmement poétiques, humoristiques et il en va de même bien-sûr pour les cartes de visite de Québécoise.

    Donc, pour faire la cour, le mode de présentation est tout à fait fondamentale. Des inconnus vont vous contacter sur la base de ce pseudonyme et de cette carte de visite. Vous allez également contacter d'autres personnes et entretenir des dialogues parallèles et concomitants avec plusieurs personnes.

    Il existe tout un art de gérer sa cour. Il y a tout un art de gérer en parallèle ces différents dialogues, de se souvenir de ce que le pseudonyme X vous a envoyé, de ce que vous allez lui répondre, tout en entretenant d'autre dialogues avec d'autres individus.

    Ce qui est particulier dans ce genre de cour, on l'a beaucoup dit, et c'est vrai, c'est qu'il y a en général plus d'hommes que de femmes sur ces messageries.

    Une grande partie de ce jeu est de savoir quelle est l'identité réelle, en tout cas l'identité sexuée de ces individus derrière les pseudonymes. Beaucoup d'hommes prennent, pour s'amuser, des pseudonymes de femmes. Il s'agit de savoir si un pseudonyme correspond bien à une femme ou éventuellement à un homme.

    Il y a des cours hard, d'autres plus feutrées, d'autres encore, plus intimes... Ce qui m'a le plus étonné, c'était le plaisir que les gens en retirent. Le plaisir justement de la séduction des mots, le plaisir de pouvoir laisser libre cours à ses fantasmes.

    Un protocole de rencontre novateur sur un réseau se de site de rencontre au Québec, un jeu, un carnaval électronique quand même novateur, puisqu'il est finalement invisible et possédant de nouveaux codes amoureux.

    L'homme rejoue sa masculinité, procède à son auto-évaluation et fait du bluff. Ce qui est nouveau dans cette forme de cour, c'est que la femme va être aussi un acteur à part entière de la cour. C'est à dire que la femme va oser s'adresser à des inconnus, à des hommes inconnus, et entretenir plusieurs approches avec des hommes différents.

    Il y a un aspect libératoire pour les femmes qui entrent sur ces réseaux là, et en même temps un aspect régressif, puisque comme l'homme va rejouer ses attributs traditionnels masculins, elle va rejouer ses attributs traditionnels féminins. Donc elle va très souvent se présenter comme femme-objet, femme-objet de désir.

    Peut-être ce qui m'a le plus étonné, c'est qu'effectivement, dans ces nouvelles formes de relation entre les sexes, on voit une conjugaison entre une avancée technologique énorme et en même temps un jeu très traditionnel. C'est une sorte de paradoxe entre une régression fantasmatique, on revient finalement au primat de l'identité sexuée, et en même temps des formes de communications électroniques très élaborées.

    le minitelOn a souvent des images stéréotypées des gens qui se cachent derrière le minitel: ils sont refoulés, ce sont des pervers etc... Il existe det elles personnes sur les réseaux télématiques, mais c'est le cas partout ailleurs.

    La grande surprise a été de voir des hommes et des femmes qui venaient un peu de tous les milieux sociaux. Fracture sociale, divorces, déménagements... Les gens ont de plus en plus besoin de créer des liens sociaux. Cela ne signifie pas obligatoirement qu'ils sont en manque: on trouve un grand nombre de personnes qui sont en couple.

    Mais je crois qu'il y a des dénominateurs communs, y compris pour les personnes qui sont en couple et qui, à priori, disaient que cela se passait bien. Il y a toujours une sorte de solitude intérieure qu'il faut exprimer d'une façon ou d'une autre, et le minitel en donne les moyens, laisser s'exprimer un certain nombre de ses fantasmes sans forcément passer à l'acte.

    Il y a aussi une dimension très narcissique dans cette forme d'amour sur minitel. On pourrait presque dire que l'on se fait d'abord l'amour à soi-même.

    On se fait d'abord l'amour par l'écran puisque l'écran est à la fois un bouclier: on se protège, puisque c'est anonyme, on peut tout dire et tout se dire, mais c'est également un miroir, un miroir où on projette ses fantasmes. Et le plaisir, c'est de jouer aussi avec les mots pour soi-même. De pouvoir se lire et se relire. Donc cette dimension narcissique est extrêmement présente. On est pris dans un jeu.

    Il est amusant de constater que cette nouvelle forme de jeu amoureux, va être orchestrée par le logiciel de communication. Il y a donc également des contraintes dues à la technique. Vous êtes obligé d'emprunter les codes des logiciels pour rencontrer sur écran des individus, pour pouvoir gérer des dialogues.

    Les lignes sont quand même extrêmement limitées. On va réintroduire par exemple des formes d'écriture phonétique, d'abord pour que les messages soient plus courts, ensuite quand vous êtes en dialogue avec plusieurs personnes en même temps, il faut faire vite, parce que vous recevez, pendant que vous êtes en train d'écrire votre message, l'annonce que d'autres pseudonymes sont en train de vous contacter. Donc il faut aller vite, et c'est aussi ça le jeu.

    Ainsi apparaît un paramètre très important: celui de la maîtrise. C'est quelque chose qui m'a beaucoup intéressé dans la recherche que j'ai menée.Il existe une certaine maîtrise de la technique, celle-ci va aussi déboucher sur la maîtrise de la gestion des dialogues et la maîtrise des rencontres. On peut devenir très performant. On peut devenir un expert de la rencontre sur écran, mais également de la rencontre sur écran qui débouche sur la rencontre visuelle. La dimension de performance technique vient donc se glisser dans une forme de performance du dialogue amoureux.

    Ce qui est très intéressant, et qui a été beaucoup remarqué, c'est que «la recherche de l'amour» qui est à l'origine de la démarche, débouche le plus souvent sur une amitié. Nombreux sont les gens qui se connectent qui parlent des « amis du minitel ». Ce sont des réseaux et par conséquent, ils peuvent lier de véritables liens amicaux.

    Donc même si au départ les attentes relationnelles étaient plutôt d'ordre amoureux, si cela se solde par une relation amicale qui s'entretient grâce au canal de la télématique, mais aussi par téléphone ou encore par des rencontres visuelles cela reste extrêmement positif.

    Je trouve qu'il se produit dans notre société un phénomène nuisible: les difficultés de plus en plus nombreuses que les gens rencontrent pour créer de nouvelles relations ou rencontres amoureuses au quotidien. Pourquoi cela? Peut-être y a-t-il le féminisme qui a fait que les modes de drague traditionnels sont quand même un petit peu perdus.

    Je ne dis pas qu'il n'existe plus de séduction entre les individus, mais certaines formes d'approche se font de moins en moins, ce qui diminue la potentialité de rencontre. Il y a certainement eu une sorte de remise en cause et de critique du rôle traditionnel du rôle des femmes et des hommes. Nous sommes arrivés à une société un peu paradoxale: Il y a une grande médiatisation du sexe, et il vous suffit de regarder la télévision pour qu'on vous présente beaucoup de messages publicitaires sur le thème de l'amour, et, parallèlement à ceci, dans la vie quotidienne, la rencontre amoureuse est devenue beaucoup plus difficile qu'auparavant, n'est-ce pas?

    Alors on va retrouver justement sur les messageries la possibilité d'entrer en contact essentiellement comme un individu sexué, quitte éventuellement à prendre une bisexualité, puisqu'on peut très bien en même temps jouer un personnage d'homme et un personnage de femme que vous soyez un homme ou une femme.

    C'est donc une possibilité de vivre sa sexualité sur différentes formes et d'accrocher les individus sous la base de la séduction primaire de relation de sexe.

    Je n'ai pas fait d'étude sur internet, j'ai vu un petit peu ce qui s'y passait, il y a des similarité entre les messageries conviviales et les réseaux sur internet. Il y a tout de même une grande différence qui provient du fait que l'on est au niveau mondial, donc on peut très bien rentrer dans un dialogue amoureux avec une personne qui est à des milliers de kilomètres et la probabilité de la rencontrer n'est pas nulle, mais est quand même relativement infime. Et si la rencontre est beaucoup plus aléatoire, on est beaucoup plus dans le fantasme.

    Je pense tout de même que les messagerie conviviales françaises ont joué un rôle précurseur et que pour comprendre finalement ce nouveau mode de relation, de communication anonyme, l'étude de la télématique française est extrêmement enrichissante.


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